dimanche 9 juillet 2017

La fin de l'humanité est proche - Démonstration

"Cornélius sortit de sous la table une boîte en bois hermétiquement fermée. Elle ne possédait qu’une ouverture en forme de rainure, avec un levier de bois sur le côté.
- Il y a des billes dans cette boîte. L’une d’elles porte votre nom, Malenfant. Les autres sont vierges. Si vous appuyez sur le levier, vous les ferez sortir une à une et vous pourrez les regarder. Vous les sortirez vraiment au hasard de la boîte.
« Je ne vous dirai pas Combien de billes elle contient. Je ne vous laisserai pas l’examiner, sauf pour en faire sortir les billes en actionnant le levier. Mais je peux vous assurer qu’il y a là-dedans soit dix billes - soit un millier. Voyons. Vous risqueriez-vous à deviner quel est le bon nombre, dix ou un millier ?
- Non. Pas sans preuve.
- Très avisé. Abaissez le levier, je vous prie.
Malenfant tapota du bout des doigts le dessus de la table. Puis il appuya sur le levier.
Une petite bille de marbre noir tomba dans la rainure. Malenfant l’examina : elle ne portait aucune inscription.
Emma estima qu il y avait largement place pour un millier de billes semblables dans la boîte, si nécessaire.
Malenfant fronça les sourcils et actionna à nouveau le levier. 
Son nom se trouvait sur la troisième bille qu’il fit sortir.
- Il y en a dix, décréta-t-il aussitôt.
- Pourquoi dites-vous ça ‘?
- Parce que, s’il y en avait mille, il est peu probable que je sois tombé aussi vite sur la mienne.
Cornelius hocha la tête.
- Votre intuition est juste. C’est un exemple de la règle de Bayes, une technique qui permet d’assigner des probabilités à des hypothèses concurrentes lorsqu’on dispose d’une information limitée. En fait (il hésita et parut calculer), en tenant compte du fait que votre bille était la troisième, il y a maintenant deux chances sur trois que vous ayez raison.
Emma tenta de trouver la réponse elle-même. Mais, comme pour la plupart des problèmes de probabilités, le résultat allait à l’encontre de l’intuition.
- Que voulez-vous nous dire, Cornelius?
- Pensons à l’avenir. (Cornelius tapota l’écran souple encastré dans la table devant lui. Le petit moniteur placé en face d’Emma s’alluma, et un graphique s’y déploya avec élégance. C’était une simple courbe exponentielle : montant d’abord avec lenteur, elle s’élevait en pente raide jusqu’à un point étiqueté « présent ».) Voici une image de la croissance de la population humaine. Vous voyez qu’elle a considérablement augmenté au cours des derniers siècles. Dix pour cent de tous les humains ayant jamais existé sont actuellement en vie, c’est étonnant, non? Plus de cinq pour cent de tous les êtres humains, Malenfant, sont nés après vous...
« Mais c’est le passé. Imaginons ce qui pourrait se passer dans le futur. Voici trois possibilités. (La courbe poursuivit son ascension, devenant de plus en plus abrupte, sortant du cadre du graphique sous les yeux d’Emma.) Ça, c’est le scénario que la plupart d’entre nous voudraient voir se réaliser, dit Cornélius. Une expansion continue de la quantité d’humains. A priori, il faudrait quitter la planète pour cela.
« Voici une autre possibilité. (Une deuxième courbe s’allongea à partir du "présent"; elle s’inclina doucement en une ligne plate et horizontale.) Il est possible que notre population se stabilise, que nous nous contentions des ressources de la Terre et que nous trouvions un moyen de gérer la population et la planète indéfiniment. Une vision bucolique et pas très enthousiasmante, quoique peut-être acceptable.
« Mais il y a une troisième possibilité.
Une troisième courbe grimpa un peu au-delà du « présent » -puis retomba à zéro, spectaculaire.
- Mon Dieu, dit Malenfant, un effondrement.
- Oui. On trouve souvent cette forme de courbe dans des études consacrées à la population d’autres créatures vivantes, animaux inférieurs et insectes. A cause d’épidémies, de famines, ce genre de chose. Et, pour nous, bientôt la fin du monde.
« Bon. Vous voyez que, dans mes deux premiers exemples, la grande majorité des êtres humains n’est pas encore née. Même si nous ne quittons pas la Terre, nous estimons que nous avons un milliard d’années devant nous avant que des changements dans le Soleil ne rendent la biosphère de la Terre impropre à la vie. Même dans cette situation restrictive, nous aurions bien plus d’avenir que de passé.
« Et, si nous quittons la planète, si nous parvenons à construire le futur pour lequel vous vous battez, Malenfant, les possibilités se multiplient. Imaginez que nous - ou nos descendants génétiquement modifiés - colonisions la Galaxie. Elle contient quatre cent milliards d’étoiles, dont beaucoup fourniront des environnements habitables pendant bien plus longtemps qu’un petit milliard d’années. Avec le temps, la totalité de la population humaine pourrait être des billions de fois supérieure à ce qu’elle est actuellement. 
- Oh, et c’est la que ça cloche, dit Malenfant d’une voix accablée. 
- Vous commencez à voir où réside le problème, dit Cornelius, approbateur.
- Pas moi, dit Emma.
- Souviens-toi de son jeu des billes et de la boîte. Où nous trouvons-nous? Si nous sommes destinés à aller dans les étoiles, nous devons accepter le fait que nous sommes nés au sein du premier milliardième de la totalité de la population humaine. Quelle en est la probabilité? Tu ne saisis pas, Emma? C’est comme si j’avais tiré ma bille en troisième position dans une boîte qui en contient mille. ...
- En réalité, c’est encore plus improbable que ça, dit Cornelius.
Malenfant se leva et se mit à arpenter la pièce de long en large avec excitation.
- Emma, je ne connais rien aux statistiques. Mais c’est le genre de truc auquel je pensais quand j’étais môme. Pourquoi suis-je en vie maintenant? Imagine que nous colonisions vraiment la Galaxie. Dans ce cas, la plupart des humains qui vivront jamais seront des cyborgs suceurs de vide et ils habiteront un immense empire galactique. Il est bien plus probable que je sois l’un d’eux que ce que je suis. En fait, la seule courbe de population où il existe une probabilité raisonnable que nous nous trouvions ici et maintenant est. ..
- Celle de l’effondrement.
- Oui, dit Cornelius d’un ton sinistre. S’il doit y avoir une extinction dans le proche futur, il est plus que probable que nous vivons à quelques siècles de la date où elle se produira. Tout simplement parce que c’est la période où la plupart des humains qui ont jamais vécu, ou qui vivront jamais, auront été en vie. Y compris nous-mêmes.
- Je n’y crois pas une seconde, dit Emma d’une voix plate.
- C’est impossible à prouver, mais difficile à réfuter, dit Cornelius. Mettons que je vous dise que le monde va finir demain. Il se peut que vous pensiez que vous n’avez pas de chance parce que votre durée naturelle de vie a été écourtée. Mais, en fait, un être humain sur dix parmi tous ceux qui auront jamais existé, c’est-à-dire les personnes vivant à l’heure actuelle, serait dans la même situation que vous. (Il sourit.) Vous travaillez à Las Vegas. Posez la question autour de vous. Pour perdre à un contre dix, il faut certes être malchanceux, mais pas énormément.
- On ne peut pas argumenter à partir d’une analogie comme celle-ci. Cette boîte contient un nombre fini de billes. Mais le nombre total d’humains susceptible d’exister dépend de l’avenir., qui est indéterminé et ouvert voire infini., Comment pouvez-vous effectuer des prédictions au sujet de gens qui n’existent même pas encore et dont la nature, les pouvoirs et les choix nous sont totalement inconnus ? Vous réduisez les mystères les plus profonds de l’existence humaine à un tour de passe-passe.
- Vous avez raison de vous montrer sceptique, dit patiemment Cornelius. Mais nous avons trente années d’études derrière nous. Le premier à avoir proposé cette méthodologie était un physicien du nom de Brandon Carter au cours d’une conférence donnée à la Royal Society de Londres dans les années 80. Et nous avons Élaboré des estimations basées sur un éventail d’approches différentes, en nous appuyant sur des données de quantité de disciplines...
-  Quand? demanda Malenfant d’une voix rauque.
- Pas avant cent cinquante ans a compter de maintenant. Pas après deux cent quarante.
Malenfant s’éclaircit la gorge.
- Cornélius, où comptez-vous en venir ? Vous voulez nous dire de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier, c’est ça? Vous allez militer pour que l’humanité quitte la Terre? 
Cornelius secouait la tête. 
- Je crains que ça ne change pas grand-chose. 
Malenfant parut surpris. 
- Pourquoi pas ? Nous avons des siècles devant nous. Nous pourrions occuper tout le système solaire... 
- C’est bien le problème, dit Cornelius. Réfléchissez. Mon argumentation n’est pas basée sur une menace particulière, ni sur des hypothèses quant à l’endroit où se trouveraient les humains dans le futur, ni sur le niveau technologique que nous pourrions atteindre. Nous parlons de la poursuite de l’existence de l’humanité, peu importe ce qui se produit. Nous pourrions peut-être même atteindre les étoiles, Malenfant. Mais ça n’arrangera rien. La catastrophe de Carter nous frappera de toute façon.
- Bon sang, dit Malenfant. Quel genre de catastrophe peut effacer des systèmes solaires entiers, ou s’étendre sur des années-lumière 7
- Nous l’ignorons."
Temps de Stephen Baxter